Les dernières décennies ont permis de battre en brèche l’idée selon laquelle la poésie en langue grecque aurait été, à l’époque impériale, une pratique marginale, annexée à l’expansion du genre rhétorique. Elles ont montré que, bien loin d’être phagocytée par la rhétorique – qui de fait a intégré un certain nombre de ses caractéristiques tout en l’influençant en retour –, la poésie n’a cessé d’exister sous l’Empire romain. Et même si elle a été frappée de plein fouet par les injures du temps, les pierres, les papyrus et les manuscrits nous ont transmis suffisamment d’œuvres et de fragments pour nous permettre de connaître ou de deviner sa remarquable vitalité : à l’expansion géographique de sa pratique – les poètes les plus connus sont souvent rattachés à des aires périphériques de l’Empire – répondent le fleurissement du genre de l’épigramme, l’accroissement thématique et le renouvellement métrique de la poésie hexamétrique. En outre, la poésie a pu vivre, à l’époque impériale, à travers un certain nombre de performances théâtrales délivrées par des artistes itinérants – rhapsodes, poètes épiques et autres homéristes – qui conjuguaient les techniques de la récitation, de la composition et du mime pour incarner des œuvres de circonstance ou représenter des mythes intemporels. Que ce soit au cours du Haut-Empire ou durant l’Antiquité tardive, qu’ils relèvent du domaine païen ou de la littérature chrétienne, les différents genres poétiques se sont donc trouvés renouvelés, dans leur pratique, leurs fonctions, leurs formes et leurs contenus. Les poèmes grecs de ces époques sont bien souvent des creusets où se rencontrent des siècles de pratique poétique, ouvertement revendiqués par les poètes, et une volonté d’innovation affichée à des degrés divers.
Ce dialogue, souvent érudit, avec les épaisses strates d’un passé littéraire dont la connaissance constituait à la fois une pierre angulaire et une pierre de touche de l’hellénisme d’époque romaine, est en partie responsable de l’idée selon laquelle ces œuvres poétiques seraient des divertissements d’érudits destinés à une audience réduite de pepaideumenoi à même de déchiffrer les allusions laissées pour eux par les poètes. Dans le même temps, la recherche de sujets nouveaux, qui a conduit certains poètes à exposer des connaissances très techniques, a pu renforcer cette image d’une poésie impériale ou tardive tournant résolument le dos aux problématiques contemporaines. Or dans les faits, la poésie était très présente dans la vie sociale et culturelle de l’Empire, et ce dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Et les œuvres qui nous sont parvenues sont loin d’être imperméables aux questionnements et aux phénomènes sociétaux de cette ère qui a vu la puissance romaine atteindre son acmé, le christianisme naître, qui a assisté à la division de l’Empire, à son effondrement partiel et au transfert du pouvoir à Constantinople.
C’est précisément cette problématique que nous souhaiterions explorer à l’occasion de ce colloque en proposant une synthèse des résultats obtenus jusqu’à ce jour tout en cherchant à ouvrir des perspectives nouvelles : dans quelles mesures les œuvres poétiques des six premiers siècles de notre ère, bien loin de constituer une production littéraire livresque, coupée de la réalité, reflètent-elles souvent, directement ou indirectement, les grands questionnements et les grandes mutations de leur temps ? Quels rapports les poètes entretiennent-ils au pouvoir impérial ? Par quelles images le représentent-ils ? Par la façon dont elles abordent et décrivent la guerre, l’empire, le pouvoir, la religion, la nature, ces œuvres s’inscrivent dans leur époque, y compris lorsqu’elles en déforment ou détournent la représentation. C’est ce regard que le poète porte sur son temps, ce discours qu’il tient, en filigrane, sur son époque et sa culture, cette insertion dans des controverses contemporaines, en un mot ce témoignage que nous souhaiterions interroger dans ce colloque dont le titre grec rend hommage non seulement à une expression chère à Nonnos de Panopolis mais aussi au grand spécialiste français de la poésie impériale que fut Francis Vian.
Pour cet examen du rapport entre poésie, société et histoire, on donnera à ce dernier terme son acception la plus large, ce qui permettra non seulement de se demander de quelle manière la poésie se fait le témoin d’événements historiques, nous renseigne sur les mentalités, les représentations sociales et politiques, sur les conditions de vie et sur les connaissances techniques, mais encore de comprendre comment elle contribue au débat culturel, philosophique et religieux de son époque ou de quelle façon elle le reflète.